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LES ROUGON-MACQUART.

battante, laissait voir l’alcôve à deux lits, la grande armoire de noyer, une table ronde sculptée, superbe, sans doute une épave du château, volée autrefois. Il existait une autre pièce derrière celle-là, si humide, que le père avait préféré coucher en haut : on regrettait même d’y serrer les pommes de terre, car elles y germaient tout de suite. Mais c’était dans la cuisine qu’on vivait, dans cette vaste salle enfumée, où depuis trois siècles se succédaient les générations des Fouan. Elle sentait les longs labeurs, les maigres pitances, l’effort continu d’une race qui était arrivée tout juste à ne pas crever de faim, en se tuant de besogne, sans avoir jamais un sou de plus en décembre qu’en janvier. Une porte, ouvrant de plain-pied sur l’étable, mettait les vaches de compagnie avec le monde ; et, quand cette porte se trouvait fermée, on pouvait les surveiller encore, par une vitre enchâssée dans le mur. Ensuite, il y avait l’écurie, où Gédéon restait seul, puis un hangar et un bûcher ; de sorte qu’on n’avait pas à sortir, on filait partout. Dehors, la pluie entretenait la mare, qui était la seule eau pour les bêtes et l’arrosage. Chaque matin, il fallait descendre à la fontaine, en bas, sur la route, chercher l’eau de la table.

Jean se plaisait là, sans se demander ce qui l’y ramenait. Lise, gaie, avec toute sa personne ronde, était d’un bon accueil. Pourtant, ses vingt-cinq ans la vieillissaient déjà, elle devenait laide, surtout depuis ses couches. Mais elle avait de gros bras solides, elle apportait à la besogne un tel cœur, tapant, criant, riant, qu’elle réjouissait la vue. Jean la traitait en femme, ne la tutoyait pas, tandis qu’il continuait au contraire à tutoyer Françoise, dont les quinze ans faisaient pour lui une gamine. Celle-ci, que le grand air et les durs travaux n’avaient pas eu le temps d’enlaidir, gardait son joli visage long, au petit front têtu, aux yeux noirs et muets, à la bouche épaisse, ombrée d’un duvet précoce ; et, toute gamine qu’on la croyait, elle était femme aussi, il n’aurait pas fallu, comme disait sa sœur, la chatouiller de trop près, pour lui faire un enfant. Lise l’avait élevée, leur mère étant