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tombèrent justement sur Boutigny, au détour d’un chemin creux. Boutigny était maintenant un gros monsieur, enrichi par sa fabrication de la soude de commerce ; il avait épousé la créature qui s’était dévouée jusqu’à le suivre au fond de ce pays de loups ; et elle venait d’accoucher de son troisième enfant. Toute la famille, accompagnée d’un domestique et d’une nourrice, occupait un break superbe, attelé d’une paire de grands chevaux blancs. Les deux promeneurs durent se ranger, collés contre le talus, pour n’être pas accrochés par les roues. Boutigny, qui conduisait, avait mis les chevaux au pas. Il y eut un instant de gêne : on ne se parlait plus depuis tant d’années, la présence de la femme et des enfants rendait l’embarras plus pénible. Enfin, les yeux s’étant rencontrés, on se salua de part et d’autre, lentement, sans une parole.

Quand la voiture eut disparu, Lazare, qui était devenu pâle, dit avec effort :

— Il mène donc un train de prince, maintenant ?

Pauline, que la vue des enfants avait seule remuée, répondit avec douceur :

— Oui, il paraît qu’il a fait, dans ces derniers temps, des gains énormes… Tu sais qu’il a recommencé tes anciennes expériences.

C’était bien là ce qui serrait le cœur de Lazare. Les pêcheurs de Bonneville, avec le besoin goguenard de lui être désagréables, l’avaient mis au courant. Depuis quelques mois, Boutigny, aidé d’un jeune chimiste à ses gages, traitait de nouveau la cendre des algues par la méthode du froid ; et, grâce à son obstination prudente d’homme pratique, il obtenait des résultats merveilleux.

— Parbleu ! murmura Lazare d’une voix sourde,