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LES ROUGON-MACQUART.

craignant d’être huée. On parlait d’eux ; elle en eut le pressentiment.

Des voix montaient dans le crépuscule. Un avocat clabaudait du ton d’un plaideur qui triomphe.

— Je l’avais bien dit, les insurgés sont partis tout seuls, et ils ne demanderont pas la permission des quarante et un pour revenir. Les quarante et un ! quelle bonne farce ! Moi je crois qu’ils étaient au moins deux cents.

— Mais non, dit un gros négociant, marchand d’huile et grand politique, ils n’étaient peut-être pas dix. Car, enfin, ils ne se sont pas battus ; on aurait bien vu le sang, le matin. Moi qui vous parle, je suis allé à la mairie, pour voir ; la cour était propre comme ma main.

Un ouvrier qui se glissait timidement dans le groupe, ajouta :

— Il ne fallait pas être malin pour prendre la mairie. La porte n’était pas même fermée.

Des rires accueillirent cette phrase, et l’ouvrier, se voyant encouragé, reprit :

— Les Rougon, c’est connu, c’est des pas grand’chose.

Cette insulte alla frapper Félicité au cœur. L’ingratitude de ce peuple la navrait, car elle finissait elle-même par croire à la mission des Rougon. Elle appela son mari ; elle voulût qu’il prit une leçon sur l’instabilité des foules.

— C’est comme leur glace, continua l’avocat ; ont-ils fait assez de bruit avec cette malheureuse glace cassée ! Vous savez que ce Rougon est capable d’avoir tiré un coup de fusil dedans, pour faire croire à une bataille.

Pierre retint un cri de douleur. On ne croyait même plus à sa glace. Bientôt on irait jusqu’à prétendre qu’il n’avait pas entendu siffler une balle à son oreille. La légende des Rougon s’effacerait, il ne resterait rien de leur gloire. Mais il n’était pas au bout de son calvaire. Les groupes s’acharnaient aussi vertement qu’ils avaient applaudi la veille. Un