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LA CURÉE

grand-mère avait promis de veiller. Aristide voulait avoir les mains libres ; une femme et une enfant lui semblaient déjà un poids écrasant pour un homme décidé à franchir tous les fossés, quitte à se casser les reins ou à rouler dans la boue.

Le soir même de son arrivée, pendant qu’Angèle défaisait les malles, il éprouva l’âpre besoin de courir Paris, de battre de ses gros souliers de provincial ce pavé brûlant d’où il comptait faire jaillir des millions. Ce fut une vraie prise de possession. Il marcha pour marcher, allant le long des trottoirs, comme en pays conquis. Il avait la vision très nette de la bataille qu’il venait livrer, et il ne lui répugnait pas de se comparer à un habile crocheteur de serrures qui, par ruse ou par violence, va prendre sa part de la richesse commune qu’on lui a méchamment refusée jusque-là. S’il avait éprouvé le besoin d’une excuse, il aurait invoqué ses désirs étouffés pendant dix ans, sa misérable vie de province, ses fautes surtout, dont il rendait la société entière responsable. Mais à cette heure, dans cette émotion du joueur qui met enfin ses mains ardentes sur le tapis vert, il était tout à la joie, une joie à lui, où il y avait des satisfactions d’envieux et des espérances de fripon impuni. L’air de Paris le grisait, il croyait entendre, dans le roulement des voitures, les voix de Macbeth, qui lui criaient : Tu seras riche ! Pendant près de deux heures, il alla ainsi de rue en rue, goûtant les voluptés d’un homme qui se promène dans son vice. Il n’était pas revenu à Paris depuis l’heureuse année qu’il y avait passée comme étudiant. La nuit tombait : son rêve grandissait dans les clartés vives que les cafés et les magasins jetaient sur les trottoirs ; il se perdit.