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LES ROUGON-MACQUART

ce serait peut-être drôle !… Tu n’as jamais fait le rêve, toi, d’aimer un homme auquel tu ne pourrais penser sans commettre un crime ?

Mais elle resta sombre, et Maxime, voyant qu’elle se taisait toujours, crut qu’elle ne l’écoutait pas. La nuque appuyée contre le bord capitonné de la calèche, elle semblait dormir les yeux ouverts. Elle songeait, inerte, livrée aux rêves qui la tenaient ainsi affaissée, et, par moments, de légers battements nerveux agitaient ses lèvres. Elle était mollement envahie par l’ombre du crépuscule ; tout ce que cette ombre contenait de tristesse, de discrète volupté, d’espoir inavoué, la pénétrait, la baignait dans une sorte d’air alangui et morbide. Sans doute, tandis qu’elle regardait fixement le dos rond du valet de pied assis sur le siège, elle pensait à ces joies de la veille, à ces fêtes qu’elle trouvait si fades, dont elle ne voulait plus ; elle voyait sa vie passée, le contentement immédiat de ses appétits, l’écœurement du luxe, la monotonie écrasante des mêmes tendresses et des mêmes trahisons. Puis, comme une espérance, se levait en elle, avec des frissons de désir, l’idée de cet « autre chose » que son esprit tendu ne pouvait trouver. Là, sa rêverie s’égarait. Elle faisait effort, mais toujours le mot cherché se dérobait dans la nuit tombante, se perdait dans le roulement continu des voitures. Le bercement souple de la calèche était une hésitation de plus qui l’empêchait de formuler son envie. Et une tentation immense montait de ce vague, de ces taillis que l’ombre endormait aux deux bords de l’allée, de ce bruit de roues et de cette oscillation molle qui l’emplissait d’une torpeur délicieuse. Mille petits souffles lui passaient sur la chair : songeries inachevées, voluptés innomées, souhaits con-