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Comme s’il avait pu l’entendre, elle baissa la voix, dans un frisson.

— Je crois bien qu’il m’empoisonne !

Jacques eut un sursaut de surprise à cette confidence, et ses yeux, en se tournant eux aussi vers la fenêtre, furent de nouveau ternis par ce trouble singulier, cette petite fumée rousse qui en pâlissait l’éclat noir, diamanté d’or.

— Oh ! tante Phasie, quelle idée ! murmura-t-il. Il a l’air si doux et si faible.

Un train allant vers le Havre venait de passer, et Misard était sorti de son poste, pour fermer la voie derrière lui. Pendant qu’il remontait le levier, mettant au rouge le signal, Jacques le regardait. Un petit homme malingre, les cheveux et la barbe rares, décolorés, la figure creusée et pauvre. Avec cela, silencieux, effacé, sans colère, d’une politesse obséquieuse devant les chefs. Mais il était rentré dans la cabane de planches, pour inscrire sur son garde-temps l’heure du passage, et pour pousser les deux boutons électriques, l’un qui rendait la voie libre au poste précédent, l’autre qui annonçait le train au poste suivant.

— Ah ! tu ne le connais pas, reprit tante Phasie. Je te dis qu’il doit me faire prendre quelque saleté… Moi qui étais si forte, qui l’aurais mangé, et c’est lui, ce bout d’homme, ce rien du tout, qui me mange !

Elle s’enfiévrait d’une rancune sourde et peureuse, elle vidait son cœur, ravie de tenir enfin quelqu’un qui l’écoutait. Où avait-elle eu la tête de se remarier avec un sournois pareil, et sans le sou, et avare, elle plus âgée de cinq ans, ayant deux filles, l’une de six ans, l’autre de huit ans déjà ? Voici dix années bientôt qu’elle avait fait ce beau coup, et pas une heure ne s’était écoulée sans qu’elle en eût le repentir : une existence de misère, un exil dans ce coin glacé du Nord, où elle grelottait, un ennui à périr, de n’avoir jamais personne à qui causer,