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— J’ai trop souffert depuis quelques mois, je ne puis guère l’aimer. Cent fois, je l’ai dit : tout, plutôt que de rester avec cet homme une semaine encore. Mais, tu as raison, c’est affreux d’en venir là, il faut vraiment que nous ayons l’envie d’être heureux ensemble… Enfin, nous descendrons sans lumière. Tu te mettras derrière la porte, et quand je l’aurai ouverte et qu’il sera entré, tu feras comme tu voudras… Moi, si je m’en occupe, c’est pour t’aider, c’est pour que tu n’aies pas le souci à toi seul. J’arrange ça le mieux que je peux.

Devant la table, il s’était arrêté, en voyant le couteau, l’arme qui avait déjà servi au mari lui-même, et qu’elle venait de mettre évidemment là, pour qu’il l’en frappât à son tour. Grand ouvert, le couteau luisait sous la lampe. Il le prit, l’examina. Elle se taisait, regardant elle aussi. Puisqu’il le tenait, il était inutile de lui en parler. Et elle ne continua que lorsqu’il l’eut reposé sur la table.

— N’est-ce pas ? mon chéri, ce n’est pas moi qui te pousse. Il en est temps encore, va-t’en, si tu ne peux pas.

Mais, d’un geste violent, il s’entêtait.

— Est-ce que tu me prends pour un lâche ? Cette fois, c’est fait, c’est juré !

À ce moment, la maison fut ébranlée par le tonnerre d’un train, qui passait en coup de foudre, si près de la chambre, qu’il semblait la traverser de son grondement ; et il ajouta :

— Voici son train, le direct de Paris. Il est descendu à Barentin, il sera ici dans une demi-heure.

Et ni Jacques ni Séverine ne parlèrent plus, un long silence régna. Là-bas, ils voyaient cet homme qui s’avançait par les sentiers étroits, à travers la nuit noire. Lui, mécaniquement, s’était mis à marcher aussi dans la chambre, comme s’il eût compté les pas de l’autre, que chaque enjambée rapprochait un peu. Encore un, encore un ; et, au dernier, il serait embusqué derrière la porte du