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surtout à transporter les corps. Et lui, ainsi que Flore, regardaient les cadavres, comme s’ils espéraient les reconnaître, au milieu de la cohue des milliers et des milliers de visages, qui, en dix années, avaient défilé devant eux, à toute vapeur, en ne leur laissant que le souvenir confus d’une foule, apportée, emportée dans un éclair. Non ! ce n’était toujours que le flot inconnu du monde en marche ; la mort brutale, accidentelle, restait anonyme, comme la vie pressée, dont le galop passait là, allant à l’avenir ; et ils ne pouvaient mettre aucun nom, aucun renseignement précis, sur les têtes labourées par l’horreur de ces misérables, tombés en route, piétinés, écrasés, pareils à ces soldats dont les corps comblent les trous, devant la charge d’une armée montant à l’assaut. Pourtant, Flore crut en retrouver un à qui elle avait parlé, le jour du train perdu dans la neige : cet Américain, dont elle finissait par connaître familièrement le profil, sans savoir ni son nom, ni rien de lui et des siens. Misard le porta avec les autres morts, venus on ne savait d’où, arrêtés là en se rendant on ne savait à quel endroit.

Puis, il y eut encore un spectacle déchirant. Dans la caisse renversée d’un compartiment de première classe, on venait de découvrir un jeune ménage, des nouveaux mariés sans doute, jetés l’un contre l’autre, si malheureusement, que la femme, sous elle, écrasait l’homme, sans qu’elle pût faire un mouvement pour le soulager. Lui, étouffait, râlait déjà ; tandis qu’elle, la bouche libre, suppliait éperdument qu’on se hâtât, épouvantée, le cœur arraché, à sentir qu’elle le tuait. Et, lorsqu’on les eut délivrés l’un et l’autre, ce fut elle qui, tout d’un coup, rendit l’âme, le flanc troué par un tampon. Et l’homme, revenu à lui, clamait de douleur, agenouillé près d’elle, dont les yeux restaient pleins de larmes.

Maintenant, il y avait douze morts, plus de trente blessés. Mais on arrivait à dégager le tender ; et Flore, de