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Lui, adossé au buffet, affectait toujours de sourire. Il venait d’apercevoir le couteau qui traînait là.

— Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes le couteau… J’ai déjà la montre, ça me fera un petit musée.

Il riait plus fort. Elle répondit gravement :

— Prends le couteau.

Et, lorsqu’il l’eut mis dans sa poche, comme pour pousser la plaisanterie jusqu’au bout, il l’embrassa.

— Eh bien ! maintenant, bonsoir… Je vais tout de suite voir mon ami, je lui dirai d’attendre… Samedi, s’il ne pleut pas, viens donc me rejoindre derrière la maison des Sauvagnat. Hein ? c’est entendu… Et sois tranquille, nous ne tuerons personne, c’est pour rire.

Cependant, malgré l’heure tardive, Jacques descendit vers le port, pour trouver, à l’hôtel où il devait coucher, le camarade qui partait le lendemain. Il lui parla d’un héritage possible, demanda quinze jours, avant de lui donner une réponse définitive. Puis, en revenant vers la gare, par les grandes avenues noires, il songea, il s’étonna de sa démarche. Avait-il donc résolu de tuer Roubaud, puisqu’il disposait déjà de sa femme et de son argent ? Non, certes, il n’avait rien décidé, et il ne se précautionnait sans doute ainsi, que dans le cas où il se déciderait. Mais le souvenir de Séverine s’évoqua, la pression brûlante de sa main, son regard fixe qui disait oui, lorsque sa bouche disait non. Évidemment, elle voulait qu’il tuât l’autre. Il fut pris d’un grand trouble, qu’allait-il faire ?

Rentré rue François-Mazeline, couché près de Pecqueux, qui ronflait, Jacques ne put dormir. Malgré lui, son cerveau travaillait sur cette idée de meurtre, ce canevas d’un drame qu’il arrangeait, dont il calculait les plus lointaines conséquences. Il cherchait, il discutait les raisons pour, les raisons contre. En somme, à la réflexion, froidement, sans fièvre aucune, toutes étaient pour Roubaud n’était-il pas l’unique obstacle à son bonheur ? Lui mort, il épousait