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encore de quoi nous installer… Toi, tu ferais valoir tout ça ; moi, j’arrangerais un petit intérieur, où nous nous aimerions de toute notre force… Oh ! ce serait bon, ce serait si bon !

Et elle ajouta très bas :

— Loin de tout souvenir, rien que des jours nouveaux devant nous !

Il était envahi d’une grande douceur, leurs mains se joignirent, se serrèrent instinctivement, et ni l’un ni l’autre ne causait plus, absorbés tous deux en cet espoir. Puis, ce fut elle encore qui parla.

— Tu devrais quand même revoir ton ami avant son départ, et le prier de ne pas prendre un associé sans te prévenir.

De nouveau, il s’étonnait.

— Pourquoi donc ?

— Mon, Dieu ! est-ce qu’on sait ? L’autre jour, avec cette locomotive, une seconde de plus, et j’étais libre… On est vivant le matin, n’est-ce pas ? on est mort le soir.

Elle le regardait fixement, elle répéta :

— Ah ! s’il était mort !

— Tu ne veux pourtant pas que je le tue ? demanda-t-il, en essayant de sourire.

À trois reprises, elle dit non ; mais ses yeux disaient oui, ses yeux de femme tendre, toute à l’inexorable cruauté de sa passion. Puisqu’il en avait tué un autre, pourquoi ne l’aurait-on pas tué ? Cela venait de pousser en elle, brusquement, comme une conséquence, une fin nécessaire. Le tuer et s’en aller, rien de si simple. Lui mort, tout finirait, elle pourrait tout recommencer. Déjà, elle ne voyait plus d’autre dénouement possible, sa résolution était prise, absolue ; tandis que, d’un branle léger ; elle continuait à dire non, n’ayant pas le courage de sa violence.