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surtout que le passé ne fût pas, recommencer la vie avant toutes ces abominations, se retrouver telle qu’elle était à quinze ans, et aimer, et être aimée, et vivre comme elle rêvait de vivre alors ! Pendant huit jours, elle caressa un projet de fuite : elle partait avec Jacques, ils se cachaient en Belgique, ils s’y installaient en jeune ménage laborieux. Mais elle ne lui en parla même pas, tout de suite des empêchements s’étaient produits, l’irrégularité de la situation, le tremblement continuel où ils seraient, surtout l’ennui de laisser à son mari sa fortune, l’argent, la Croix-de-Maufras. Par une donation au dernier vivant, ils s’étaient tout légué ; et elle se trouvait en sa puissance, dans cette tutelle légale de la femme, qui liait ses mains. Plutôt que de partir en abandonnant un sou, elle aurait préféré mourir là. Un jour qu’il remonta, livide, dire qu’en traversant devant une locomotive, il avait senti le tampon lui effleurer le coude, elle songea que, s’il était mort, elle serait libre. Elle le regardait de ses grands yeux fixes : pourquoi donc ne mourait-il pas, puisqu’elle ne l’aimait plus, et qu’il gênait tout le monde, maintenant ?

Dès lors, le rêve de Séverine changea. Roubaud était mort d’accident, et elle partait avec Jacques pour l’Amérique. Mais ils étaient mariés, ils avaient vendu la Croix-de-Maufras, réalisé toute la fortune. Derrière eux, ils ne laissaient aucune crainte. S’ils s’expatriaient, c’était pour renaître, aux bras l’un de l’autre. Là-bas, rien ne serait plus de ce qu’elle voulait oublier, elle pourrait croire que la vie était neuve. Puisqu’elle s’était trompée, elle reprendrait au commencement l’expérience du bonheur. Lui, trouverait bien une occupation ; elle-même entreprendrait quelque chose ; ce serait la fortune, des enfants sans doute, une existence nouvelle de travail et de félicité. Dès qu’elle était seule, le matin au lit, la journée en brodant, elle retombait dans cette imagination, la corrigeait, l’élar-