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velie, sans un cri d’employé, sans un battement de portière. Quelques glaces furent baissées, des têtes apparurent : une dame très forte, avec deux jeunes filles blondes, charmantes, ses filles sans doute, toutes trois Anglaises à coup sûr ; et, plus loin, une jeune femme brune, très jolie, qu’un monsieur âgé forçait à rentrer ; tandis que deux hommes, un jeune, un vieux, causaient d’une voiture à une autre, le buste à moitié sorti des portières. Mais, comme Jacques jetait un coup d’œil en arrière, il n’aperçut que Séverine, penchée elle aussi, regardant de son côté, d’un air anxieux. Ah ! la chère créature, qu’elle devait être inquiète, et quel crève-cœur il éprouvait, à la savoir là, si près et loin de lui, dans ce danger ! Il aurait donné tout son sang pour être à Paris déjà, et l’y déposer saine et sauve.

— Allons, partez, conclut le chef de gare. Il est inutile d’effrayer le monde.

Lui-même avait donné le signal. Remonté dans son fourgon, le conducteur-chef siffla ; et, une fois encore, la Lison démarra, après avoir répondu, d’un long cri de plainte.

Tout de suite, Jacques sentit que l’état de la voie changeait. Ce n’était plus la plaine, le déroulement à l’infini de l’épais tapis de neige, où la machine filait comme un paquebot, laissant un sillage. On entrait dans le pays tourmenté, les côtes et les vallons dont la houle énorme allait jusqu’à Malaunay, bossuant le sol ; et la neige s’était amassée là d’une façon irrégulière, la voie se trouvait déblayée par places, tandis que des masses considérables avaient bouché certains passages. Le vent, qui balayait les remblais, comblait au contraire les tranchées. C’était ainsi une continuelle succession d’obstacles à franchir, des bouts de voie libre que barraient de véritables remparts. Il faisait plein jour maintenant, et la contrée dévastée, ces gorges étroites, ces pentes raides, prenaient,