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— Il avait tapé le premier… Je n’ai fait que quatre ans, on m’a gracié d’un an.

— Alors, reprit M. Denizet, vous prétendez que la fille Louisette n’était pas votre maîtresse ?

De nouveau, il serra les poings. Puis, d’une voix basse, entrecoupée :

— Comprenez donc, elle était gamine, pas quatorze ans encore, quand je suis revenu de là-bas… Alors, tout le monde me fuyait, on m’aurait jeté des pierres. Et elle, dans la forêt, où je la rencontrais toujours, elle s’approchait, elle causait, elle était gentille, oh ! gentille… Nous sommes donc devenus amis comme ça. Nous nous tenions par la main, en nous promenant. C’était si bon, si bon, dans ce temps-là !… Bien sûr qu’elle grandissait et que je songeais à elle. Je ne peux pas dire le contraire, j’étais comme un fou, tant je l’aimais. Elle m’aimait très fort aussi, et ça aurait fini par arriver, ce que vous dites, quand on l’a séparée de moi, en la mettant à Doinville, chez cette dame… Puis, un soir, en rentrant de la carrière, je l’ai trouvée devant ma porte, à moitié folle, si abîmée, qu’elle brûlait de fièvre. Elle n’avait pas osé rentrer chez ses parents, elle venait mourir chez moi… Ah ! nom de Dieu, le cochon ! j’aurais dû courir le saigner tout de suite !

Le juge pinçait ses lèvres fines, étonné de l’accent sincère de cet homme. Décidément, il fallait jouer serré, il avait affaire à plus forte partie qu’il n’avait cru.

— Oui, je sais l’histoire épouvantable que vous et cette fille avez inventée. Remarquez seulement que toute la vie de monsieur Grandmorin le mettait au-dessus de vos accusations.

Éperdu, les yeux ronds, les mains tremblantes, le carrier bégayait.

— Quoi ? qu’est-ce que nous avons inventé ?… C’est les autres qui mentent, et c’est nous qu’on accuse de menteries !