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Jacques, en apercevant Séverine, toujours assise, immobile, venait de s’arrêter net. Depuis trois semaines, tous les deux jours, à chacun de ses voyages au Havre, le sous-chef le comblait de prévenances. Même, une fois, il avait dû accepter à déjeuner. Et, près de la jeune femme, il s’était senti frémir de son frisson, dans un trouble croissant. Allait-il donc la vouloir aussi, celle-là ? Son cœur battait, ses mains brûlaient, à voir seulement la ligne blanche du cou, autour de l’échancrure du corsage. Aussi était-il désormais fermement résolu à la fuir.

— Et, reprit Roubaud, que dit-on de l’affaire, à Paris ? Rien de nouveau, n’est-ce pas ? Voyez-vous, on ne sait rien, on ne saura jamais rien… Venez donc dire bonjour à ma femme.

Il l’entraîna, il fallut que Jacques s’approchât, saluât Séverine, gênée, souriante de son air d’enfant peureux. Il s’efforçait de causer de choses indifférentes, sous les regards du mari et de la femme qui ne le quittaient pas, comme s’ils avaient tâché de lire, au delà même de sa pensée, dans les songeries vagues où lui-même hésitait à descendre. Pourquoi était-il si froid ? pourquoi semblait-il chercher à les éviter ? Est-ce que ses souvenirs se réveillaient, est-ce que c’était pour les confronter avec lui qu’on les avait rappelés ? Cet unique témoin qu’ils redoutaient, ils auraient voulu le conquérir, se l’attacher par des liens d’une fraternité si étroite, qu’il ne trouvât plus le courage de parler contre eux.

Ce fut le sous-chef, torturé, qui revint à l’affaire.

— Alors, vous ne vous doutez pas pour quelle raison on nous cite ? Hein ! peut-être y a-t-il du nouveau ?

Jacques eut un geste d’indifférence.

— Un bruit circulait tout à l’heure, à la gare, lorsque je suis arrivé. On parlait d’une arrestation.

Les Roubaud s’étonnèrent, très agités, très perplexes. Comment, une arrestation ? personne ne leur en avait