Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/98

Cette page a été validée par deux contributeurs.

un loqueteux n’aurait acceptée, la mémoire bourrée de chiffres, le crâne éclatant de tout un monde de préoccupations ? Pourquoi cet or inutile ajouté à tant d’or, lorsqu’on ne peut acheter et manger dans la rue une livre de cerises, emmener à une guinguette au bord de l’eau la fille qui passe, jouir de tout ce qui se vend, de la paresse et de la liberté ? Et Saccard, qui, dans ses terribles appétits, faisait cependant la part de l’amour désintéressé de l’argent, pour la puissance qu’il donne, se sentait pris d’une sorte de terreur sacrée, à voir se dresser cette figure, non plus de l’avarice classique qui thésaurise, mais de l’ouvrier impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse, qui continuait à édifier obstinément sa tour de millions, avec l’unique rêve de la léguer aux siens pour qu’ils la grandissent encore, jusqu’à ce qu’elle dominât la terre.

Enfin, Gundermann se pencha, se fit expliquer à demi-voix la création projetée de la Banque Universelle. D’ailleurs, Saccard fut sobre de détails, ne fit qu’une allusion aux projets du portefeuille d’Hamelin, ayant senti, dès les premiers mots, que le banquier cherchait à le confesser, résolu d’avance à l’éconduire ensuite.

— Encore une banque, mon bon ami, encore une banque ! répéta-t-il de son air narquois. Mais une affaire où je mettrais plutôt de l’argent, ce serait dans une machine, oui, une guillotine à couper le cou à toutes ces banques qui se fondent… Hein ? un râteau à nettoyer la Bourse. Votre ingénieur n’a pas ça, dans ses papiers ? 

Puis, affectant de se faire paternel, avec une cruauté tranquille :

— Voyons, soyez raisonnable, vous savez ce que je vous ai dit… Vous avez tort de rentrer dans les affaires, c’est un vrai service que je vous rends, en refusant de lancer votre syndicat… Infailliblement, vous ferez la culbute, c’est mathématique, ça ; car vous êtes beaucoup trop passionné, vous avez trop d’imagination ; puis, ça finit toujours mal, quand on trafique avec l’argent des autres… Pourquoi votre frère ne vous trouve-t-il pas une bonne