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en guerrière voyageuse, sans voir un homme ? Peut-être les voyages l’avaient-ils protégée. Cependant, il savait qu’un ami de son frère, un M. Beaudoin, un négociant resté à Beyrout, et dont le retour était prochain, l’avait beaucoup aimée, au point d’attendre pour l’épouser la mort de son mari, qu’on venait d’enfermer dans une maison de santé, fou d’alcoolisme. Évidemment, ce mariage n’aurait fait que régulariser une situation bien excusable, presque légitime. Dès lors, puisqu’il devait y en avoir eu un, pourquoi n’aurait-il pas été le second ? Mais Saccard en restait au raisonnement, la trouvant si bonne camarade, que la femme souvent disparaissait. Lorsque, à la voir passer, avec sa taille admirable, il se posait sa question : savoir ce qu’il arriverait s’il l’embrassait, il se répondait qu’il arriverait des choses fort ordinaires, ennuyeuses peut-être ; et il remettait l’expérience à plus tard, il lui donnait des poignées de main vigoureuses, heureux de sa cordialité.

Puis, tout d’un coup, madame Caroline retomba à un grand chagrin. Un matin, elle descendit abattue, très pâle, les yeux gros ; et il ne put rien apprendre d’elle ; il cessa de l’interroger devant son obstination à dire qu’elle n’avait rien, qu’elle était comme tous les jours. Ce fut le lendemain seulement qu’il comprit, en trouvant en haut une lettre de faire part, la lettre qui annonçait le mariage de M. Beaudoin avec la fille d’un consul anglais, très jeune et immensément riche. Le coup avait dû être d’autant plus dur, que la nouvelle était arrivée par cette lettre banale, sans aucune préparation, sans même un adieu. C’était tout un écroulement dans l’existence de la malheureuse femme, la perte de l’espoir lointain où elle se raccrochait, aux heures de désastre. Et, le hasard ayant, lui aussi, des cruautés abominables, elle avait justement appris, l’avant-veille, que son mari était mort, elle venait enfin de croire, pendant quarante-huit heures, à la réalisation prochaine de son rêve. Sa vie s’effondrait, elle en restait anéantie. Le soir même, une autre stupeur l’attendait : comme, à son habitude, avant de remonter se coucher, elle entrait chez