Page:Emile Zola - L’Argent.djvu/40

Cette page a été validée par deux contributeurs.

obligés de donner aux autres et de reprendre la pioche ou l’outil, comme les camarades ! 

Et Sigismond éclata d’un bon rire d’enfant en récréation, toujours debout près de la fenêtre, les regards sur la Bourse, où grouillait la noire fourmilière du jeu. Des rougeurs ardentes montaient à ses pommettes, il n’avait d’autre amusement que de s’imaginer ainsi les plaisantes ironies de la justice de demain.

Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce rêveur éveillé disait vrai, pourtant ? s’il avait deviné l’avenir ? Il expliquait des choses qui semblaient très claires et sensées.

— Bah ! murmura-t-il pour se rassurer, tout ça n’arrivera pas l’année prochaine.

— Certes ! reprit le jeune homme, redevenu grave et las. Nous sommes dans la période transitoire, la période d’agitation. Peut-être y aura-t-il des violences révolutionnaires, elles sont souvent inévitables. Mais les exagérations, les emportements sont passagers… Oh ! je ne me dissimule pas les grandes difficultés immédiates. Tout cet avenir rêvé semble impossible, on n’arrive pas à donner aux gens une idée raisonnable de cette société future, cette société de juste travail, dont les mœurs seront si différentes des nôtres. C’est comme un autre monde dans une autre planète… Et puis, il faut bien le confesser, la réorganisation n’est pas prête, nous cherchons encore. Moi, qui ne dors plus guère, j’y épuise mes nuits. Par exemple, il est certain qu’on peut nous dire : « Si les choses sont ce qu’elles sont, c’est que la logique des faits humains les a faites ainsi. » Dès lors, quel labeur pour ramener le fleuve à sa source et le diriger dans une autre vallée !… Certainement, l’état social actuel a dû sa prospérité séculaire au principe individualiste, que l’émulation, l’intérêt personnel rend d’une fécondité de production sans cesse renouvelée. Le collectivisme arrivera-t-il jamais à cette fécondité, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l’idée de gain sera détruite ? Là est, pour moi, le doute, l’angoisse, le terrain faible où il faut que nous nous battions, si nous