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francs… Ah ! c’est ma faute, j’aurais mieux fait de me flanquer à l’eau ! 

Madame Caroline, très émue de sa douleur, le laissait se soulager. Elle aurait pourtant voulu savoir.

— Partie, mon pauvre Dejoie, comment partie ? 

Alors, il eut un embarras, tandis qu’une faible rougeur montait à sa face blême.

— Oui, partie, disparue, depuis trois jours. Elle avait fait la connaissance d’un monsieur, en face de chez nous, oh ! un monsieur très bien, un homme de quarante ans… Enfin, elle s’est sauvée. 

Et, tandis qu’il donnait des détails, cherchant les mots, la langue embarrassée, madame Caroline revoyait Nathalie, mince et blonde, avec sa grâce frêle de jolie fille du pavé parisien. Elle revoyait surtout les larges yeux, au regard si tranquille et si froid, d’une extraordinaire limpidité d’égoïsme. L’enfant s’était laissé adorer par son père, en idole heureuse, sage aussi longtemps qu’elle avait eu intérêt à l’être, incapable d’une chute sotte, tant qu’elle espérait une dot, un mariage, un comptoir dans une petite boutique où elle aurait trôné. Mais continuer une vie de sans-le-sou, vivre en torchon avec son bonhomme de père, obligé de se remettre au travail, ah ! non, elle en avait assez de cette existence pas drôle, désormais sans espoir ! Et elle avait filé, elle avait mis froidement ses bottines et son chapeau, pour aller ailleurs.

— Mon Dieu ! continuait à bégayer Dejoie, elle ne s’amusait guère chez nous, c’est bien vrai ; et, quand on est gentille, c’est agaçant de perdre sa jeunesse à s’ennuyer… Mais, tout de même, elle a été bien dure. Songez donc ! sans me dire seulement adieu, pas un mot de lettre, pas la plus petite promesse de venir me revoir de temps à autre… Elle a fermé la porte, et ça été fini. Vous voyez, mes mains tremblent, j’en suis resté comme une bête. C’est plus fort que moi, je la cherche toujours, chez nous. Après tant d’années, mon Dieu ! est-ce possible que je ne l’aie plus, que je ne l’aurai plus jamais, ma pauvre petite enfant !