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sable, Damas, puis Bagdad, puis l’Inde et la Chine exploitées, par la troupe envahissante de nos ingénieurs. Ce que Napoléon n’avait pu faire avec son sabre, cette conquête de l’Orient, une Compagnie financière le réalisait, en y lançant une armée de pioches et de brouettes. On conquérait l’Asie à coups de millions, pour en tirer des milliards. Et la croisade des femmes surtout triomphait, aux petites réunions intimes de cinq heures, aux grandes réceptions mondaines de minuit, à table et dans les alcôves. Elles l’avaient bien prévu : Constantinople était prise, on aurait bientôt Brousse, Angora et Alep, on aurait plus tard Smyrne, Trébizonde, toutes les villes dont l’Universelle faisait le siège, jusqu’au jour où l’on aurait la dernière, la ville sainte, celle qu’on ne nommait pas, qui était comme la promesse eucharistique de la lointaine expédition. Les pères, les maris, les amants, que violentait cette ardeur passionnée des femmes, n’allaient plus donner leurs ordres aux agents de change qu’au cri répété de : Dieu le veut ! Puis, ce fut enfin l’effrayante cohue des petits, la foule piétinante qui suit les grosses armées, la passion descendue du salon à l’office, du bourgeois à l’ouvrier et au paysan, et qui jetait, dans ce galop fou des millions, de pauvres souscripteurs n’ayant qu’une action, trois, quatre, dix actions, les concierges près de se retirer, des vieilles demoiselles vivant avec un chat, des retraités de province dont le budget est de dix sous par jour, des prêtres de campagne dénudés par l’aumône, toute la masse hâve et affamée des rentiers infimes, qu’une catastrophe de Bourse balaie comme une épidémie et couche d’un coup dans la fosse commune.

Et cette exaltation des titres de l’Universelle, cette ascension qui les emportait comme sous un vent religieux, semblait se faire aux musiques de plus en plus hautes qui montaient des Tuileries et du Champ-de-Mars, des continuelles fêtes dont l’Exposition affolait Paris. Les drapeaux claquaient plus sonores dans l’air lourd des chaudes journées, il n’y avait pas de soir où la ville en feu n’étincelât sous les étoiles, ainsi qu’un colossal palais