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trop mal conduit vos affaires… Sadowa vous a rapporté un million.

C’était vrai, les Hamelin n’y songeaient plus : ils avaient accepté ce million, pêché dans les eaux troubles de la Bourse. Ils restèrent un moment silencieux, pâlissants, avec ce trouble au cœur des gens honnêtes encore, qui ne sont plus certains d’avoir fait leur devoir. Est-ce qu’eux-mêmes étaient pris de la lèpre du jeu ? est-ce qu’ils se pourrissaient, dans ce milieu enragé de l’argent, où leurs affaires les forçaient à vivre ?

— Sans doute, finit par murmurer l’ingénieur, mais si j’avais été là… 

Saccard ne voulut pas le laisser achever.

— Laissez donc, n’ayez aucun remords : c’est de l’argent reconquis sur ces sales juifs !

Tous les trois s’égayèrent. Et madame Caroline, qui s’était assise, eut un geste de tolérance et d’abandon. Pouvait-on se laisser manger et ne pas manger les autres ? C’était la vie. Il aurait fallu des vertus trop sublimes ou la solitude sans tentation d’un cloître.

— Voyons, voyons ! continuait-il gaiement, n’ayez pas l’air de cracher sur l’argent c’est idiot d’abord, et ensuite il n’y a que les impuissants qui dédaignent une force… Ce serait illogique de vous tuer au travail pour enrichir les autres, sans vous tailler votre légitime part. Autrement, couchez-vous et dormez ! 

Il les dominait, ne leur permettait plus de placer un mot.

— Savez-vous que vous allez bientôt avoir en poche une jolie somme !… Attendez !

Et, avec une pétulance d’écolier, il s’était précipité à la table de madame Caroline, avait pris un crayon et une feuille de papier, sur laquelle il alignait des chiffres.

— Attendez ! Je vais vous faire votre compte. Oh ! je le connais… Vous avez eu, à la fondation, cinq cents actions, doublées une première fois, puis doublées encore, ce qui vous en fait actuellement deux mille. Vous en aurez donc trois mille, après notre émission prochaine.