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il retourna finir sa chronique dans la salle de rédaction, il entendit un violent fracas de voix sortir du cabinet de Jantrou.

Saccard, puissant à cette heure, redevenu le maître, voulait être obéi, sachant qu’il les tenait tous par l’espoir du gain et la terreur de la perte, dans la partie de colossale fortune qu’il jouait avec eux.

— Ah ! vous voilà donc, cria-t-il en apercevant Huret. Est-ce que c’est pour offrir au grand homme votre article encadré, que vous vous êtes attardé à la Chambre ?… J’en ai assez, vous savez, des coups d’encensoir dont vous lui cassez la figure, et je vous ai attendu pour vous dire que c’est fini, qu’il faudra, à l’avenir, nous donner autre chose. 

Interloqué, Huret regarda Jantrou. Mais celui-ci, bien décidé à ne pas s’attirer des ennuis en le secourant, s’était mis à passer les doigts dans sa belle barbe, les yeux perdus.

— Comment, autre chose ? finit par répondre le député, mais je vous donne ce que vous m’avez demandé !… Quand vous avez pris l’Espérance, cette feuille avancée du catholicisme et de la royauté, qui menait une si rude campagne contre Rougon, c’est vous qui m’avez prié d’écrire une série d’articles élogieux, pour montrer à votre frère que vous n’entendiez pas lui être hostile, et pour bien indiquer ainsi la nouvelle ligne du journal.

— La ligne du journal, précisément, reprit Saccard avec plus de violence, c’est la ligne du journal que je vous accuse de compromettre… Est-ce que vous croyez que je veux m’inféoder à mon frère ? Certes, je n’ai jamais marchandé mon admiration et mon affection reconnaissantes à l’empereur, je n’oublie pas ce que nous lui devons tous, ce que je lui dois, moi, en particulier. Seulement, ce n’est pas attaquer l’empire, c’est faire au contraire son devoir de sujet fidèle, que de signaler les fautes commises… La voilà, la ligne du journal dévouement à la dynastie, mais indépendance entière à l’égard des ministres, des personnalités ambitieuses qui s’agitent et qui se disputent la faveur des Tuileries !