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Cette conversation avait lieu près d’un banc, et Jordan l’interrompit, pour présenter un monsieur gros et court, à l’aspect militaire, qui se trouvait assis, et avec lequel il causait, lors de la rencontre.

— Monsieur le capitaine Chave, un oncle de ma femme… Madame Maugendre, ma belle-mère, est une Chave, de Marseille.

Le capitaine s’était levé, et Saccard salua. Celui-ci connaissait de vue cette figure apoplectique, au cou raidi par l’usage du col de crin, un de ces types d’infimes joueurs au comptant, qu’on était certain de rencontrer tous les jours là, d’une heure à trois. C’est un jeu de gagne-petit, un gain presque assuré de quinze à vingt francs, qu’il faut réaliser dans la même Bourse.

Jordan avait ajouté avec son bon rire expliquant sa présence :

— Un boursier féroce, mon oncle, dont je ne fais, parfois, que serrer la main en passant.

— Dame ! dit simplement le capitaine, il faut bien jouer, puisque le gouvernement, avec sa pension, me laisse crever de faim. 

Ensuite, Saccard, que le jeune homme intéressait par sa bravoure à vivre, lui demanda si les choses de la littérature marchaient. Et Jordan, s’égayant encore, raconta l’installation de son pauvre ménage à un cinquième de l’avenue de Clichy ; car les Maugendre, qui se défiaient d’un poète, croyant avoir beaucoup fait en consentant au mariage, n’avaient rien donné, sous le prétexte que leur fille, après eux, aurait leur fortune intacte, engraissée d’économies. Non, la littérature ne nourrit pas son homme, il avait en projet un roman qu’il ne trouvait pas le temps d’écrire, et il était entré forcément dans le journalisme, où il bâclait tout ce qui concernait son état, depuis des chroniques, jusqu’à des comptes rendus de tribunaux et même des faits divers.

— Eh bien, dit Saccard, si je monte ma grande affaire, j’aurai peut-être besoin de vous. Venez donc me voir. 

Après avoir salué, il tourna derrière la Bourse. Là,