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dont je serais le directeur. Chaque matin, une page vous serait réservée, des articles qui chanteraient vos louanges, de simples notes rappelant l’attention sur vous, des allusions dans des études complètement étrangères aux finances, enfin une campagne en règle, à propos de tout et de rien, vous exaltant sans relâche sur l’hécatombe de vos rivaux… Est-ce que ça vous tente ?

— Dame ! si ça ne coûtait pas les yeux de la tête.

— Non, le prix serait raisonnable. 

Et il nomma enfin le journal : l’Espérance, une feuille fondée, depuis deux ans, par un petit groupe de personnalités catholiques, les violents du parti, qui faisaient à l’empire une guerre féroce. Le succès était, d’ailleurs, absolument nul, et le bruit de la disparition du journal courait chaque matin.

Saccard se récria.

— Oh ! il ne tire pas à deux mille !

— Ça, ce sera notre affaire, d’arriver à un plus gros tirage.

— Et puis, c’est impossible : il traîne mon frère dans la boue, je ne peux pas me fâcher avec mon frère dès le début. 

Jantrou haussa doucement les épaules.

— Il ne faut se fâcher avec personne… Vous savez comme moi que, lorsqu’une maison de crédit a un journal, peu importe qu’il soutienne ou attaque le gouvernement : s’il est officieux, la maison est certaine de faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succès des emprunts de l’État et des communes ; s’il est opposant, le même ministre a toutes sortes d’égards pour la banque qu’il représente, un désir de le désarmer et de l’acquérir, qui se traduit souvent par plus de faveurs encore… Ne vous inquiétez donc pas de la couleur de l’Espérance. Ayez un journal, c’est une force. 

Un instant silencieux, Saccard, avec cette vivacité d’intelligence qui lui faisait d’un coup s’approprier l’idée d’un autre, la fouiller, l’adapter à ses besoins, au point qu’il la rendait complètement sienne, développait tout un plan :