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— Et bien, j’ai vu le grand homme… Oui, chez lui, ce matin… Oh ! il a été très gentil, très gentil pour vous.

Il s’arrêta, but un grand verre de vin, se mit une pomme de terre dans la bouche.

— Alors ?

— Alors, mon cher, voici… Il veut bien faire pour vous tout ce qu’il pourra, il vous trouvera une très jolie situation, mais pas en France… Ainsi, par exemple, gouverneur dans une de nos colonies, une des bonnes. Vous y seriez le maître, un vrai petit prince. 

Saccard était devenu blême.

— Dites donc, c’est pour rire, vous vous fichez du monde !… Pourquoi pas tout de suite la déportation !… Ah ! Il veut se débarrasser de moi. Qu’il prenne garde que je finisse par le gêner pour de bon !

Huret restait la bouche pleine, conciliant.

— Voyons, voyons, on ne veut que votre bien, laissez-nous faire.

— Que je me laisse supprimer, n’est-ce pas ?… Tenez ! tout à l’heure, on disait que l’empire n’aurait bientôt plus une faute à commettre. Oui, la guerre d’Italie, le Mexique, l’attitude vis-à-vis de la Prusse. Ma parole, c’est la vérité !… Vous ferez tant de bêtises et de folies, que la France entière se lèvera pour vous flanquer dehors. 

Du coup, le député, la fidèle créature du ministre, s’inquiéta, pâlissant, regardant autour de lui.

— Ah ! permettez, permettez, je ne peux pas vous suivre… Rougon est un honnête homme, il n’y a pas de danger, tant qu’il sera là… Non, n’ajoutez rien, vous le méconnaissez, je tiens à le dire. 

Violemment, étouffant sa voix entre ses dents serrées, Saccard l’interrompit.

— Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble… Oui ou non, veut-il me patronner ici, à Paris ?

— À Paris, jamais !

Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garçon, pour payer, tandis que, très calme, Huret, qui connaissait ses colères, continuait à avaler de grosses bouchées de pain