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AU BONHEUR DES DAMES.

— Mon Dieu ! les dentelles, c’est si joli ! répétait-elle avec son rire nerveux. Moi, quand je suis là dedans, j’achèterais le magasin.

— Et ceci ? lui demanda madame de Boves en examinant un coupon de guipure.

— Ça, répondit-elle, c’est un entre-deux… Il y en a vingt-six mètres. Un franc le mètre, comprenez-vous !

— Tiens ! dit madame Bourdelais surprise, que voulez-vous donc en faire ?

— Ma foi, je ne sais pas… Mais elle était si drôle de dessin !

À ce moment, comme elle levait les yeux, elle aperçut en face d’elle son mari terrifié. Il avait blêmi davantage, toute sa personne exprimait l’angoisse résignée d’un pauvre homme, qui assiste à la débâcle de ses appointements, si chèrement gagnés. Chaque nouveau bout de dentelle était pour lui un désastre, d’amères journées de professorat englouties, des courses au cachet dans la boue dévorées, l’effort continu de sa vie aboutissant à une gêne secrète, à l’enfer d’un ménage nécessiteux. Devant l’effarement croissant de son regard, elle voulut rattraper le mouchoir, la voilette, la cravate ; et elle promenait ses mains fiévreuses, elle répétait avec des rires gênés :

— Vous allez me faire gronder par mon mari… Je t’assure, mon ami, que j’ai été encore très raisonnable ; car il y avait une grande pointe de cinq cents francs, oh ! merveilleuse !

— Pourquoi ne l’avez-vous pas achetée ? dit tranquillement madame Guibal. Monsieur Marty est le plus galant des hommes.

Le professeur dut s’incliner, en déclarant que sa femme était bien libre. Mais, à l’idée du danger de cette grande pointe, un froid de glace lui avait coulé dans le dos ; et, comme Mouret affirmait justement que les nouveaux magasins augmentaient le bien-être des ménages de la