Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/9

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
AU BONHEUR DES DAMES.

Ce qu’elle taisait, c’était l’escapade amoureuse de Jean, des lettres écrites à une fillette noble de la ville, des baisers échangés par-dessus un mur, tout un scandale qui l’avait déterminée au départ ; et elle accompagnait surtout son frère à Paris pour veiller sur lui, prise de terreurs maternelles, devant ce grand enfant si beau et si gai, que toutes les femmes adoraient.

L’oncle Baudu ne pouvait se remettre. Il reprenait ses questions. Cependant, quand il l’eut ainsi entendue parler de ses frères, il la tutoya.

— Ton père ne vous a donc rien laissé ? Moi, je croyais qu’il y avait encore quelques sous. Ah ! je lui ai assez conseillé, dans mes lettres, de ne pas prendre cette teinturerie ! Un brave cœur, mais pas deux liards de tête !… Et tu es restée avec ces gaillards sur les bras, tu as dû nourrir ce petit monde !

Sa face bilieuse s’était éclairée, il n’avait plus les yeux saignants dont il regardait le Bonheur des Dames. Brusquement, il s’aperçut qu’il barrait la porte.

— Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus… Entrez, ça vaudra mieux que de baguenauder devant des bêtises.

Et, après avoir adressé aux étalages d’en face une dernière moue de colère, il livra passage aux enfants, il pénétra le premier dans la boutique, en appelant sa femme et sa fille.

— Élisabeth, Geneviève, arrivez donc, voici du monde pour vous !

Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant les ténèbres de la boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ils battaient des paupières comme au seuil d’un trou inconnu, tâtant le sol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marche traîtresse. Et, rapprochés encore par cette crainte vague, se serrant davantage les uns contre les autres le gamin, toujours dans les jupes