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AU BONHEUR DES DAMES.

cheron écrasé, le dernier triomphe sur l’obstination cuisante de l’infiniment petit, toute l’île envahie et conquise. Des passants attroupés causaient très haut avec les démolisseurs, qui se fâchaient contre ces vieilles bâtisses, bonnes à tuer le monde.

— Monsieur Bourras, répéta Denise, en tâchant de l’emmener à l’écart, vous savez qu’on ne vous abandonnera pas. Il sera pourvu à tous vos besoins…

Il se redressa.

— Je n’ai pas de besoins… Ce sont eux qui vous envoient, n’est-ce pas ? Eh bien ! dites-leur que le père Bourras sait encore travailler, et qu’il trouvera de l’ouvrage où il voudra… Vrai ! ce serait trop commode, de faire la charité aux gens qu’on assassine !

Alors, elle le supplia.

— Je vous en prie, acceptez, ne me laissez pas ce chagrin.

Mais il secouait sa tête chevelue.

— Non, non, c’est fini, bonsoir… Vivez donc heureuse, vous qui êtes jeune, et n’empêchez pas les vieux de partir avec leurs idées.

Il jeta un dernier coup d’œil sur le tas des décombres, puis s’en alla, péniblement. Elle suivit son dos, au milieu des bousculades du trottoir. Le dos tourna l’angle de la place Gaillon, et ce fut tout.

Un instant, Denise resta immobile, les yeux perdus. Enfin, elle entra chez son oncle. Le drapier était seul, dans la boutique sombre du Vieil Elbeuf. La femme de ménage ne venait que le matin et le soir, pour faire un peu de cuisine et pour l’aider à ôter et à mettre les volets. Il passait les heures, au fond de cette solitude, sans que personne souvent le dérangeât de la journée, effaré et ne trouvant plus les marchandises, lorsqu’une cliente se risquait encore. Et là, dans le silence, dans le demi-jour, il marchait continuellement, il gardait le pas alourdi de