Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/462

Cette page a été validée par deux contributeurs.
462
LES ROUGON-MACQUART.

même s’en était allée peu à peu avec le Vieil Elbeuf, perdant de sa vie à mesure qu’il perdait de sa clientèle ; le jour où il râlait, elle n’avait plus d’haleine. Quand elle se sentit mourir, elle eut encore la force d’exiger de son mari qu’il ouvrît les deux fenêtres. Il faisait doux, une nappe de gai soleil dorait le Bonheur, tandis que la chambre de l’antique logis frissonnait dans l’ombre. Madame Baudu demeurait les regards fixes, emplis de cette vision de monument triomphal, de ces glaces limpides, derrière lesquelles passait un galop de millions. Lentement, ses yeux pâlissaient, envahis de ténèbres, et lorsqu’ils s’éteignirent dans la mort, ils restèrent grands ouverts, regardant toujours, noyés de grosses larmes.

Une fois encore, tout le petit commerce ruiné du quartier, défila au convoi. On y vit les frères Vanpouille, blêmes de leurs échéances de décembre, payées par un suprême effort qu’ils ne pourraient recommencer. Bédoré et sœur s’appuyait sur une canne, travaillé de tels soucis, que sa maladie d’estomac s’aggravait. Deslignières avait eu une attaque, Piot et Rivoire marchaient en silence, le nez à terre, en hommes finis. Et l’on n’osait s’interroger sur les disparus, Quinette, mademoiselle Tatin, d’autres qui, du matin au soir, sombraient, roulés, emportés, dans le flot des désastres ; sans compter Robineau allongé sur son lit, avec sa jambe cassée. Mais on se montrait surtout, d’un air d’intérêt, les nouveaux commerçants atteints par la peste : le parfumeur Grognet, la modiste madame Chadeuil, et Lacassagne le fleuriste, et Naud le cordonnier, encore debout, pris seulement de l’anxiété du mal qui devait les balayer à leur tour. Derrière le corbillard, Baudu marchait du même pas de bœuf assommé, dont il avait accompagné sa fille ; tandis que, au fond de la première voiture de deuil, on apercevait les yeux étincelants de Bourras, sous les broussailles de ses sourcils et de ses cheveux, d’un blanc de neige.