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LES ROUGON-MACQUART.

de préparer madame Robineau à ce coup affreux. Mais elle eut toutes les peines du monde à gagner la rue, au travers de la foule, qui s’écrasait devant la porte. Cette foule, avide de mort, augmentait de minute en minute ; des enfants, des femmes, se haussaient, tenaient bon dans les poussées brutales ; et chaque nouveau venu inventait son accident, c’était à cette heure un mari que l’amant de sa femme avait jeté par la fenêtre.

Rue Neuve-des-Petits-Champs, Denise aperçut de loin madame Robineau sur la porte de la spécialité de soies. Cela lui donna un prétexte pour s’arrêter, et elle causa un instant, en cherchant une façon d’amortir la terrible nouvelle. Le magasin sentait le désordre et l’abandon des luttes dernières, dans un commerce qui se meurt. C’était le dénouement prévu de la grande bataille des deux soies rivales, le Paris-Bonheur avait écrasé la concurrence, à la suite d’une nouvelle baisse de cinq centimes : il ne se vendait plus que quatre francs quatre-vingt-quinze, la soie de Gaujean avait trouvé son Waterloo. Depuis deux mois, Robineau, réduit aux expédients, menait une vie d’enfer, pour empêcher une déclaration de faillite.

— J’ai vu passer votre mari sur la place Gaillon, murmura Denise, qui avait fini par entrer dans la boutique.

Madame Robineau, dont une sourde inquiétude semblait ramener continuellement les regards vers la rue, dit vivement :

— Ah ! tout à l’heure, n’est-ce pas ?… Je l’attends, il devrait être ici. Ce matin, monsieur Gaujean est venu, et ils sont sortis ensemble.

Elle était toujours charmante, délicate et gaie ; mais une grossesse avancée déjà la fatiguait, elle restait plus effarée, plus dépaysée que jamais, dans ces affaires, auxquelles sa nature tendre ne mordait pas, et qui tournaient mal. Comme elle le répétait souvent, pourquoi donc tout ça ? ne serait-ce pas plus gentil de vivre tranquille,