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LES ROUGON-MACQUART.

se passèrent, elle allait voir son oncle presque tous les après-midi, s’échappant quelques minutes, apportant son rire, son courage de brave fille, pour égayer la sombre boutique. Sa tante surtout l’inquiétait, elle était restée dans une stupeur blême, depuis la mort de Geneviève ; il semblait que sa vie s’en allât un peu à chaque heure ; et, lorsqu’on l’interrogeait, elle répondait d’un air étonné qu’elle ne souffrait pas, qu’elle était comme prise de sommeil, simplement. Dans le quartier, on hochait la tête : la pauvre dame ne s’ennuierait pas longtemps de sa fille.

Un jour, Denise sortait de chez les Baudu, lorsque, au détour de la place Gaillon, elle entendit un grand cri. La foule se précipitait, un coup de panique soufflait, ce vent de peur et de pitié qui ameute brusquement une rue. C’était un omnibus à caisse brune, une des voitures faisant le trajet de la Bastille aux Batignolles, dont les roues passaient sur le corps d’un homme, au débouché de la rue Neuve-Saint-Augustin, devant la fontaine. Debout sur son siège, dans un mouvement furieux, le cocher retenait ses deux chevaux noirs, qui se cabraient ; et il jurait, il s’emportait en gros mots.

— Nom de dieu ! nom de dieu !… Faites donc attention, sacré maladroit !

Maintenant, l’omnibus était arrêté. La foule entourait le blessé, un sergent de ville se trouvait là par hasard. Toujours debout, appelant en témoignage les voyageurs de l’impériale, qui s’étaient levés, eux aussi, pour se pencher et voir le sang, le cocher s’expliquait avec des gestes exaspérés, la gorge étranglée d’une colère croissante.

— On n’a pas idée… Qui est-ce qui m’a fichu un particulier pareil ? Il était là comme chez lui. J’ai crié, et le voilà qui se fout sous les roues !

Alors, un ouvrier, un peintre en bâtiment, accouru