Page:Emile Zola - Au bonheur des dames.djvu/38

Cette page a été validée par deux contributeurs.
38
LES ROUGON-MACQUART.

grises se montraient déjà. Mouret avait levé les yeux ; puis, continuant de signer :

— Vous avez bien dormi, Bourdoncle ?

— Très bien, merci, répondit le jeune homme, qui marchait à petits pas, comme chez lui.

Bourdoncle, fils d’un fermier pauvre des environs de Limoges, avait débuté jadis au Bonheur des Dames, en même temps que Mouret, lorsque le magasin occupait l’angle de la place Gaillon. Très intelligent, très actif, il semblait alors devoir supplanter aisément son camarade, moins sérieux, et qui avait toutes sortes de fuites, une apparente étourderie, des histoires de femme inquiétantes ; mais il n’apportait pas le coup de génie de ce Provençal passionné, ni son audace, ni sa grâce victorieuse. D’ailleurs, par un instinct d’homme sage, il s’était incliné devant lui, obéissant, et cela sans lutte, dès le commencement. Lorsque Mouret avait conseillé à ses commis de mettre leur argent dans la maison, Bourdoncle s’était exécuté un des premiers, lui confiant même l’héritage inattendu d’une tante ; et peu à peu, après avoir passé par tous les grades, vendeur, puis second, puis chef de comptoir à la soie, il était devenu un des lieutenants du patron, le plus cher et le plus écouté, un des six intéressés qui aidaient celui-ci à gouverner le Bonheur des Dames, quelque chose comme un conseil de ministres sous un roi absolu. Chacun d’eux veillait sur une province. Bourdoncle était chargé de la surveillance générale.

— Et vous, reprit-il familièrement, avez-vous bien dormi ?

Lorsque Mouret eut répondu qu’il ne s’était pas couché, il hocha la tête, en murmurant :

— Mauvaise hygiène.

— Pourquoi donc ? dit l’autre avec gaieté ! Je suis moins fatigué que vous, mon cher. Vous avez les yeux