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LES ROUGON-MACQUART.

rouge : entrer dans ce grand magasin, jamais elle n’oserait ! et l’idée d’y être la comblait d’orgueil.

— Pourquoi donc ? reprit Robineau surpris. Ce serait au contraire une chance pour mademoiselle… Je lui conseille de se présenter demain matin à madame Aurélie, la première. Le pis qui puisse lui arriver, c’est de n’être pas acceptée.

Le drapier, pour cacher sa révolte intérieure, se jeta dans des phrases vagues : il connaissait madame Aurélie, ou du moins son mari, Lhomme, le caissier, un gros qui avait eu le bras droit coupé par un omnibus. Puis, revenant brusquement à Denise :

— D’ailleurs, c’est son affaire, ce n’est pas la mienne… Elle est bien libre.

Et il sortit, après avoir salué Gaujean et Robineau. Vinçard l’accompagna jusqu’à la porte, en renouvelant l’expression de ses regrets. La jeune fille était demeurée au milieu du magasin, intimidée, désireuse d’obtenir du commis des renseignements plus complets. Mais elle n’osa pas, elle salua à son tour et dit simplement :

— Merci, monsieur.

Sur le trottoir, Baudu n’adressa pas la parole à sa nièce. Il marchait vite, il la forçait à courir, comme emporté par ses réflexions. Rue de la Michodière, il allait rentrer chez lui, lorsqu’un boutiquier voisin, debout sur sa porte, l’appela d’un signe. Denise s’arrêta pour l’attendre.

— Quoi donc, père Bourras ? demanda le drapier.

Bourras était un grand vieillard à tête de prophète, chevelu et barbu, avec des yeux perçants sous de gros sourcils embroussaillés. Il tenait un commerce de cannes et de parapluies, faisait les raccommodages, sculptait même des manches, ce qui lui avait conquis une célébrité d’artiste dans le quartier. Denise donna un coup d’œil aux vitrines de la boutique, où les parapluies et les cannes s’alignaient par files régulières. Mais elle leva les yeux,