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AU BONHEUR DES DAMES.

Campion, le chef de service, était assis, les jambes ballantes, les yeux ouverts.

Jean recommençait :

— Le mari qui a un grand couteau…

— Va donc ! répéta Denise, en le poussant toujours.

Ils suivirent un des corridors étroits, où le gaz brûlait continuellement. À droite et à gauche, au fond des caveaux obscurs, les marchandises des réserves entassaient des ombres derrière les palissades. Enfin, elle s’arrêta contre une de ces claies de bois. Personne ne viendrait sans doute ; mais c’était défendu, et elle avait un frisson.

— Si cette crapule parle, reprit Jean, le mari qui a un grand couteau…

— Où veux-tu que je trouve quinze francs ? s’écria Denise désespérée. Tu ne peux donc pas être raisonnable ? Il t’arrive sans cesse des choses si drôles !

Il se frappa la poitrine. Au milieu de ses inventions romanesques, lui-même ne savait plus l’exacte vérité. Il dramatisait simplement ses besoins d’argent, il y avait toujours au fond quelque nécessité immédiate.

— Sur ce que j’ai de plus sacré, cette fois c’est bien vrai… Je la tenais comme ça, et elle m’embrassait…

Elle le fit taire de nouveau, elle se fâcha, torturée, poussée à bout.

— Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaise conduite. C’est trop vilain, entends-tu !… Et tu me tourmentes chaque semaine, je me tue à t’entretenir de pièces de cent sous. Oui, je passe les nuits… Sans compter que tu enlèves le pain de la bouche de ton frère.

Jean restait béant, la face pâle. Comment ! c’était vilain ? et il ne comprenait pas, il avait depuis l’enfance traité sa sœur en camarade, il lui semblait bien naturel de vider son cœur. Mais ce qui l’étranglait surtout, c’était d’apprendre qu’elle passait les nuits. L’idée qu’il la tuait