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AU BONHEUR DES DAMES.

peur, car il est trop gentil pour vous. Un chien fini, mauvais comme la gale, et qui croit encore parler à ses troupiers !

En effet, le père Jouve était détesté de tous les vendeurs, pour la sévérité de sa surveillance. Plus de la moitié des renvois se faisaient sur ses rapports. Son grand nez rouge d’ancien capitaine noceur ne s’humanisait que dans les comptoirs tenus par des femmes.

— Pourquoi aurais-je peur ? demanda Denise.

— Dame ! répondit Pauline en riant, il exigera peut-être de la reconnaissance… Plusieurs de ces demoiselles se le ménagent.

Jouve s’était éloigné, en feignant de ne pas les voir ; et elles l’entendirent qui tombait sur un vendeur des dentelles, coupable de regarder un cheval abattu, dans la rue Neuve-Saint-Augustin.

— À propos, reprit Pauline, est-ce que vous ne cherchiez pas monsieur Robineau, hier ? Il est revenu.

Denise se crut sauvée.

— Merci, je vais faire le tour alors et passer par la soierie… Tant pis ! on m’a envoyée là-haut, à l’atelier, pour un poignard.

Elles se séparèrent. La jeune fille, d’un air affairé, comme si elle courait de caisse en caisse, à la recherche d’une erreur, gagna l’escalier et descendit dans le hall. Il était dix heures moins un quart, la première table venait d’être sonnée. Un lourd soleil chauffait les vitrages, et malgré les stores de toile grise, la chaleur tombait dans l’air immobile. Par moments, une haleine fraîche montait des parquets, que des garçons de magasin arrosaient d’un mince filet d’eau. C’était une somnolence, une sieste d’été, au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à des chapelles, où l’ombre dort, après la dernière messe. Des vendeurs nonchalants se tenaient debout, quelques rares clientes suivaient les galeries,