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LES ROUGON-MACQUART.

d’elle, se battre et arracher sa part aux camarades, s’il le fallait. Comme elle s’excitait ainsi à la lutte, un grand jeune homme qui passait devant le rayon, lui sourit ; et, lorsqu’elle eut reconnu Deloche, entré de la veille au rayon des dentelles, elle lui rendit son sourire, heureuse de cette amitié qu’elle retrouvait, voyant dans ce salut un bon présage.

À neuf heures et demie, une cloche avait sonné le déjeuner de la première table. Puis, une nouvelle volée appela la deuxième. Et les clientes ne venaient toujours pas. La seconde, madame Frédéric, qui, dans sa rigidité maussade de veuve, se plaisait aux idées de désastre, jurait en phrases brèves, que la journée était perdue : on ne verrait pas quatre chats, on pouvait fermer les armoires et s’en aller ; prédiction qui assombrissait la face plate de Marguerite, très âpre au gain, tandis que Clara, avec ses allures de cheval échappé, rêvait déjà d’une partie au bois de Verrières, si la maison croulait. Quant à madame Aurélie, muette, grave, elle promenait son masque de César à travers le vide du rayon, en général qui a une responsabilité dans la victoire et la défaite.

Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour de vente de Denise arrivait. Justement, une cliente fut signalée.

— La grosse de province, vous savez, murmura Marguerite.

C’était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loin en loin à Paris, du fond d’un département perdu. Là-bas, pendant des mois, elle mettait des sous de côté ; puis, à peine descendue de wagon, elle tombait au Bonheur des Dames, elle dépensait tout. Rarement, elle demandait par lettre, car elle voulait voir, avait la joie de toucher la marchandise, faisait jusqu’à des provisions d’aiguilles, qui, disait-elle, coûtaient les yeux de la