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rieures. Si cela pouvait être, il accepterait volontiers la même image, présentée d’une autre façon.

L’originalité, voilà la grande épouvante. Nous sommes tous plus ou moins, à notre insu, des bêtes routinières qui passent avec entêtement dans le sentier où elles ont passé. Et toute nouvelle route nous fait peur, nous flairons des précipices inconnus, nous refusons d’avancer. Il nous faut toujours le même horizon ; nous rions ou nous nous irritons des choses que nous ne connaissons pas. C’est pour cela que nous acceptons parfaitement les audaces adoucies, et que nous rejetons violemment ce qui nous dérange dans nos habitudes. Dès qu’une personnalité se produit, la défiance et l’effroi nous prennent, nous sommes comme des chevaux ombrageux qui se cabrent devant un arbre tombé en travers de la route, parce qu’il ne s’expliquent pas la nature ni la cause de cet obstacle, et qu’ils ne cherchent pas d’ailleurs à se l’expliquer.

Ce n’est qu’une affaire d’habitude. À force de voir l’obstacle, l’effroi et la défiance diminuent. Puis il y a toujours quelque passant complaisant qui nous fait honte de notre colère et qui veut bien nous expliquer notre peur. Je désire simplement jouer le rôle modeste de ce passant auprès des personnes ombrageuses que les tableaux d’Édouard Manet tiennent cabrées et effrayées sur la route. L’artiste commence à se lasser de son métier d’épouvantail ; malgré tout son courage, il sent les forces lui échapper devant l’irritation publique. Il est temps que la foule s’approche et se rende compte de ses terreurs ridicules.