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me lire jusqu’ici et qui a la bonne volonté de me comprendre, de se placer au seul point de vue logique qui permet de juger sainement une œuvre d’art. Sans cela, nous ne nous entendrions jamais ; il garderait les croyances admises, je partirais d’axiomes tout autres, et nous irions ainsi, nous séparant de plus en plus l’un de l’autre : à la dernière ligne, il me traiterait de fou, et je le traiterais d’homme peu intelligent. Il lui faut procéder comme l’artiste a procédé lui-même : oublier les richesses des musées et les nécessités des prétendues règles ; chasser le souvenir des tableaux entassés par les peintres morts ; ne plus voir que la nature face à face, telle qu’elle est ; ne chercher enfin dans les œuvres d’Édouard Manet qu’une traduction de la réalité, particulière à un tempérament, belle d’un intérêt humain.

Je suis forcé, à mon grand regret, d’exposer ici quelques idées générales. Mon esthétique, ou plutôt la science que j’appellerai l’esthétique moderne, diffère trop des dogmes enseignés jusqu’à ce jour, pour que je me hasarde à parler avant d’avoir été parfaitement compris.

Voici quelle est l’opinion de la foule sur l’art. Il y a un beau absolu, placé en dehors de l’artiste, ou, pour mieux dire, une perfection idéale vers laquelle chacun tend et que chacun atteint plus ou moins. Dès lors, il y a une commune mesure qui est ce beau lui-même ; on applique cette commune mesure sur chaque œuvre produite, et selon que l’œuvre se rapproche ou s’éloigne de la commune mesure, on déclare que