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du collège, il se prit d’amour pour la peinture. Terrible amour que celui-là ! Les parents tolèrent une maîtresse, et même deux ; ils ferment les yeux, s’il est nécessaire, sur le dévergondage du cœur et des sens. Mais les arts, la peinture est pour eux la grande Impure, la Courtisane toujours affamée de chair fraîche, qui doit boire le sang de leurs enfants et les tordre tout pantelants, sur sa gorge insatiable. Là est l’orgie, la débauche sans pardon, le spectre sanglant qui se dresse parfois au milieu des familles et qui trouble la paix des foyers domestiques.

Naturellement, à dix-sept ans, Édouard Manet s’embarqua comme novice sur un vaisseau qui se rendait à Rio-Janeiro. Sans doute la grande Impure, la Courtisane toujours affamée de chair fraîche s’embarqua avec lui et acheva de le séduire au milieu des solitudes lumineuses de l’Océan et du ciel ; elle s’adressa à sa chair, elle balança amoureusement devant ses yeux les lignes éclatantes des horizons, elle lui parla de passion avec le langage doux et vigoureux des couleurs. Au retour, Édouard Manet appartenait tout entier à l’Infâme.

Il laissa la mer et alla visiter l’Italie et la Hollande. D’ailleurs, il s’ignorait encore, il se promena en jeune naïf, il perdit son temps. Et ce qui le prouve, c’est qu’en arrivant à Paris, il entra comme élève à l’atelier de Thomas Couture et y resta pendant près de six ans, les bras liés par les préceptes et les conseils, pataugeant en pleine médiocrité, ne sachant pas trouver sa voie. Il y avait en lui un tempérament par-