Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/269

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le savoir ? Je viens de pouvoir dire tout haut ce que nous avons dit tout bas pendant dix ans. Le bruit de la querelle est allé jusqu’à toi, n’est-ce pas ? et tu as vu le bel accueil que l’on a fait à nos chères pensées. Ah ! les pauvres garçons, qui vivaient sainement en pleine Provence, sous le large soleil, et qui couvaient une telle folie et une telle mauvaise foi !

Car, — tu l’ignorais sans doute, — je suis un homme de mauvaise foi. Le public a déjà commandé plusieurs douzaines de camisoles de force pour me conduire à Charenton. Je ne loue que mes parents et mes amis, je suis un idiot et un méchant, je cherche le scandale.

Cela fait pitié, mon ami, et cela est fort triste. L’histoire sera donc toujours la même ? Il faudra donc toujours parler comme les autres, ou se taire ? Te rappelles-tu nos longues conversations ? Nous disions que la moindre vérité nouvelle ne pouvait se montrer sans exciter des colères et des huées. Et voilà qu’on me siffle et qu’on m’injurie à mon tour.

Vous autres peintres, vous êtes bien plus irritables que nous autres écrivains. J’ai dit franchement mon avis sur les médiocres et les mauvais livres, et le monde littéraire a accepté mes arrêts sans trop se fâcher. Mais les artistes ont la peau plus tendre. Je n’ai pu poser le doigt sur eux sans qu’ils se mettent à crier de douleur. Il y a eu émeute. Certains bons garçons me plaignent et s’inquiètent des haines que je me suis attirées ; ils craignent, je crois, qu’on ne m’égorge dans quelque carrefour.