Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/246

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et non dans leur être entier, et arrivent ainsi à formuler une vérité grave et solennelle qui ne saurait être toute la vérité. Le personnage devient entre leurs mains une loi et un argument ; ils le dépouillent de ses passions, de son sang et de ses nerfs ; ils en font une pensée, une simple force appliquée par la Providence au mouvement de la grande machine sociale. Ils nous donnent les âmes sans jamais nous donner les cadavres humains. Un événement, selon eux, est le produit volontaire et médité d’une de ces âmes. Ils communiquent à la machine un branle régulier, obéissant à des lois fixes. On comprend tout ce que ce système enlève de vie à l’histoire. Nous ne sommes plus, à vraiment parler, sur cette terre, mais dans un monde imaginaire, morne et froid ; les êtres de ce monde marchent mathématiquement, plus purs et plus grands que nous, car ils ont été débarrassés de leurs corps, et on ne nous présente que leur être moral. Toutefois, ces corps ont vécu, et j’ose dire qu’ils devraient compter dans l’histoire ; j’ai beau me répéter que le génie n’obéit pas à la fange comme la médiocrité, je ne puis croire qu’à un moment donné tel fait n’a pas été produit par les seuls appétits d’un maître du monde. Il y a une pensée haute et consolante dans la croyance que tout grand événement a eu une grande cause, mais je refuse cette croyance dans sa généralité ; elle n’est pas humaine et ne saurait être toujours vraie. Montaigne dit quelque part que les rois mangent et boivent comme nous, et que nous nous trompons étrangement, lorsque nous