Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/236

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dressant ses colosses en face des vierges de Raphaël ; c’est Delacroix brisant les lignes que M. Ingres redresse. On le sent, les œuvres des nations sont signées par la foule ; on ne saurait, à leur vue, nommer un homme, on nomme une époque ; tous les dieux de l’Égypte et de la Grèce, tous les saints de nos cathédrales se ressemblent ; l’artiste a disparu, il a eu les mêmes sentiments que le voisin ; les statues du temps sont toutes sorties du même chantier. Au contraire, il est des œuvres, celles qui n’ont qu’un père, des œuvres de chair et de sang, individuelles à ce point qu’on ne peut les regarder sans prononcer le nom de ceux dont elles sont les filles immortelles. Elles sont uniques. Je ne dis pas que les artistes qui les ont produites, n’aient pas été modifiés par des influences extérieures, mais ils ont eu en eux une faculté personnelle, et c’est justement cette faculté poussée à l’extrême, développée par les influences mêmes, qui a fait leurs œuvres grandes en les créant seules de leur noble race. Pour les œuvres collectives, le système de M. Taine fonctionne avec assez de régularité ; là, en effet, l’œuvre est évidemment le produit de la race, du milieu, du moment historique ; il n’y a pas d’éléments individuels qui viennent déranger les rouages de la machine. Mais dès qu’on introduit la personnalité, l’élan humain libre et déréglé, tous les ressorts crient et le mécanisme se détraque. Pour que l’ordre ne fût pas troublé, il faudrait que M. Taine prouvât que l’individualité est soumise à des lois, qu’elle se produit selon certaines