Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/235

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l’avis contraire, je dis que je pleurerai tout mon saoûl si j’ai besoin de pleurer. J’ai la ferme croyance qu’un homme de génie arrive à vider son cœur, lors même que la foule est là pour l’en empêcher. J’ai l’espoir que l’humanité n’éteint jamais un seul des rayons qui doivent faire sa gloire. Lorsque le génie est né, il doit grandir forcément dans le sens de sa nature. Je ne défends encore qu’une croyance consolante, mais je réclame plus hautement une large place pour la personnalité, lorsque je me demande ce que deviendrait l’art sans elle. Une œuvre, pour moi, est un homme ; je veux retrouver dans cette œuvre un tempérament, un accent particulier et unique. Plus elle sera personnelle, plus je me sentirai attiré et retenu. D’ailleurs, l’histoire est là, le passé ne nous a légué que les œuvres vivantes, celles qui sont l’expression d’un individu ou d’une société. Car j’accorde que souvent l’artiste est fait de tous les cœurs d’une époque ; cet artiste collectif, qui a des millions de têtes et une seule âme, crée alors la statuaire égyptienne, l’art grec ou l’art gothique ; et les dieux hiératiques et muets, les belles chairs pures et puissantes, les saints blêmes et maigres sont la manifestation des souffrances et des joies de l’individu social, qui a pour sentiment la moyenne des sentiments publics. Mais, dans les âges de réveil, de libre expansion, l’artiste se dégage, il s’isole et crée selon son seul cœur ; il y a rivalité entre les sentiments, l’unanimité des croyances artistiques n’est plus, l’art se divise et devient individuel. C’est Michel-Ange