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dogme, la même foi. Chacun apporte un léger changement à la pensée du voisin. La vérité n’est donc pas de ce monde, puisqu’elle n’est point universelle, absolue. On comprend mon effroi, maintenant : c’est une chose difficile que de pénétrer les secrets ressorts d’une philosophie individuelle, d’autant plus que le philosophe a presque toujours délayé sa pensée dans un grand nombre de volumes. J’ignore donc quelle peut bien être la vraie philosophie de M. Taine ; je ne connais cette philosophie que dans ses applications. Derrière le système littéraire et esthétique de l’auteur, il y a certainement une croyance qui lui donne toute sa force, mais aussi toutes ses faiblesses. Il a dans la main un outil puissant, dont on ne voit pas bien le manche ; cet outil, comme tous ceux que se créent les hommes, lorsqu’il est dans la vérité, pénètre profondément et fait une besogne terrible ; mais, lorsqu’il est dans l’erreur, il porte à faux et ne fait que de méchant travail.

Nous verrons cet outil à l’œuvre. C’est justement de l’ouvrier dont je parlai, de sa main rude et forte qui taille en plein chêne, cloue ses jugements, construit des pages solides et sobres, un peu âpres.

M. Taine n’est pas l’homme de son temps ni de son corps. Si je ne le connaissais, j’aimerais à me le représenter carré des épaules, vêtu d’étoffes larges et splendides, traînant quelque peu l’épée, vivant en pleine Renaissance. Il a l’amour de la puissance, de l’éclat ; il semble à l’aise dans les ripailles, parmi les viandes et les vins, au milieu des réceptions de cour,