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Chatrian. Maître Daniel est un forgeron, un amant du passé qui vit dans l’amour des choses d’autrefois. Entouré de ses fils et de sa fille, il se retire pas à pas devant l’esprit moderne qui monte et détruit ses chères croyances. Au dernier jour, désespéré et sentant la victoire lui échapper, il forge des piques de fer ; puis il va avec ses fils attendre un train sur une voie ferrée que l’on vient d’ouvrir ; ils attaquent la locomotive qui passe sur eux et qui broie leurs corps. C’est ainsi que le progrès écrasera les anciennes ignorances. Sans doute, comme homme, Erckmann-Chatrian est pour l’esprit moderne ; mais, comme artiste, il est malgré lui pour le passé. Son maître Daniel est un colosse, une grande figure amoureusement travaillée, tandis que l’ingénieur qu’il lui oppose est un pantin ridicule. Nous touchons, ici, au secret du talent de l’écrivain.

Je puis affirmer maintenant qu’Erckmann-Chatrian connaît et aime tous les grands sentiments de notre âge, mais qu’il ignore et dédaigne l’homme moderne. Il est seulement à l’aise avec les géants d’autrefois ou les habitants naïfs d’une province perdue ; il ne saurait toucher à notre monde parisien. S’il lui arrive, par malheur, de mettre en scène un de nos frères, il ne sait ni le comprendre ni le peindre. En un mot, il est l’homme de la légende, il refuse le roman contemporain.

Lorsqu’il veut exalter quelque grande pensée moderne, il n’a garde de choisir ses personnages dans notre société, mais il va choisir quelque héros de conte bleu ; il crée de toutes pièces une figure allégorique, il em-