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La vérité des détails physiques et matériels ne suffirait pas pour rendre grandes les œuvres d’Erckmann-Chatrian ; il y a un autre mérite en elles. Ces pantins dont je viens de parler seraient de pauvres bonshommes, s’ils ne savaient que reproduire mathématiquement nos gestes et les inflexions de notre voix. Mais, à défaut de cœur, l’auteur leur a donné une pensée morale. Ils marchent poussés par un souffle puissant de justice et de liberté. Dans toute l’œuvre circule un air sain et fortifiant. Chaque livre est une idée ; les personnages ne sont que les différents arguments qui se combattent, et la victoire est toujours la victoire du bien. C’est ce qui explique la faiblesse de l’élément romanesque ; l’écrivain est d’une gaucherie remarquable lorsqu’il touche aux passions ; il ne sait rien imaginer de mieux qu’un amour frais et souriant, délicat, il est vrai, mais d’une douceur trop égale. Lorsque, au contraire, il s’agit de réclamer les droits de la liberté humaine, alors, n’ayant plus à s’inquiéter de nos cœurs, il se sert de nous comme de jouets, il dédaigne l’individualité de l’être, il écrit son plaidoyer, sorte de dissertation historique et philosophique dans laquelle le personnage n’est plus qu’un type ou qu’une machine à joies ou à douleurs, à blâme ou à approbation.

Le fantastique joue aussi un grand rôle dans les œuvres d’Erckmann-Chatrian. Ce premier amour pour les histoires merveilleuses explique un peu le dédain de l’auteur pour l’étude vraie de l’homme. D’ailleurs, les récits du monde invisible acquièrent chez lui plus