cun d’eux a, il est vrai, les gestes de son âge et de son sexe ; mais tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, ont le même cœur, la même naïveté, la même bonté. Sans doute, cà et là on trouve un coquin ; mais quel pauvre coquin, et comme on voit que l’auteur n’est pas habitué à peindre de telles natures ! Là est, selon moi, la grande lacune dans le monde d’Erckmann-Chatrian. Il n’y a pas création d’âmes différentes, et, par conséquent, lutte entre les passions humaines. L’écrivain a pétri de ses mains un personnage suivant ses instincts, et ce personnage, à l’aide de quelques légères modifications, lui a servi à peupler tous ses livres. D’ailleurs, l’être lui importe peu ; le drame n’est pas dans la créature, mais plutôt dans les événements. Dès lors, on comprend cette insouciance des individualités. Les figures qu’il crée sont surtout remarquables par leur vérité physique ; elles agissent toutes sous l’empire d’un sentiment simple et nettement accusé ; en un mot, elles sont surtout là pour supporter ou déterminer une action. Mais jamais l’auteur n’étudie la créature pour elle-même, jamais il ne va jusqu’à son âme, afin d’en analyser les désespoirs et les espérances. Lorsqu’il risque l’étude d’un cœur, il semble perdre tout à coup la finesse d’observation qu’il possède à l’égard des détails extérieurs ; il est poussé fatalement à faire une peinture fade et doucereuse, d’une grande bonhomie, si l’on veut, mais radicalement fausse dans sa généralité. Son monde n’est pas assez mauvais pour vivre de la vie réelle.
Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/192
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