Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/152

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leurs visages la même histoire de doute et de souffrance, on est tenté de tomber à genoux, les mains jointes, et de demander pardon en sanglotant.

Eh quoi ! toute la sagesse aboutit au « que sais-je » de Montaigne, à « l’abétissement » de Pascal, à « l’égoïsme » de la Rochefoucauld. Ils déclarent avoir fouillé la nature humaine et affirment n’avoir trouvé que néant ou que passions mauvaises. Ces hommes, toutefois, sont les premiers d’entre nous ; ils nous dominent par leur génie, et nous devons les croire, au nom de l’intelligence. Même si notre esprit secoue le joug de leur puissant esprit, nous ne pouvons nous empêcher d’être profondément troublés par les terribles hypothèses qu’ils nous donnent comme des vérités. Quel va donc être l’effet de leurs œuvres sur l’âme de leurs lecteurs ?

Cet effet me paraît devoir être double. Il y a d’abord, pour les tempéraments inquiets, ce vertige que nous éprouvons toutes les fois que l’on nous prouve notre misère et notre folie ; pendant une heure, nous perdons notre orgueil, cet orgueil qui seul nous aide à vivre ; nous nous avouons notre nudité, nous nous sentons si seuls et si désespérés que les larmes nous montent aux yeux. C’est là l’impression mauvaise, l’impression décourageante, qui rend périlleuse la lecture des moralistes et des philosophes. Au fond, soyez certains que ces gens-là ne croient à rien ; leur foi elle-même est presque toujours une négation d’une des facultés de la nature humaine. L’incertitude éternelle dans laquelle ils vivent, n’est bonne qu’à