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toujours des mondes de création humaine ; il y a sans cesse un voile entre les objets et nos yeux, si mince soit-il, et nous ne peignons les objets que vus à travers ce voile. C’est même en cela que consiste la personnalité, l’art tout entier. Le voile de Victor Hugo est tissu de rayons, et il donne des auréoles à chaque chose. Mettez le poète au milieu d’un paysage ; là un coin de forêt, ici un filet d’eau, puis de larges prairies avec des rideaux de peupliers, et, tout autour, des collines basses, bleuâtres ou violettes. Ces divers détails frapperont l’œil du poète, mais ils vont éprouver de singulières transformations en passant par cet œil pour aller au cerveau : les uns grandiront, les autres rapetisseront, tous se modifieront d’une certaine façon, et le paysage décrit ne ressemblera pas plus au paysage réel, que le rêve ne ressemble à la vérité.

Il est facile de s’expliquer maintenant pourquoi les torchons que voit Victor Hugo sont des torchons « radieux. » Il descend du ciel, et il a encore les yeux tellement aveuglés de clarté, qu’il donne de la lumière à chaque détail. L’idylle devient une hymne, une sorte de vision lumineuse. Les arbres et les moutons sont des personnages importants, le brin d’herbe cause amicalement avec la montagne. Il y a une orgie de rosée et de parfums. La fantaisie en débauche taille à plaisir dans le monde vrai, et invente de nouveaux soleils, de nouvelles campagnes.

Au fond, on trouve toujours l’effarement du prophète. Pégase est mal à l’aise dans cette nature de