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de paix pour les surveiller. Elle arrache les enfants à leurs jeux, les vieillards à leur fauteuil, le malade à sa chambre bien chaude ; elle se saisit fortement de l’auditeur, lui dérobe ses jambes afin qu’il ne puisse partir, sa mémoire afin qu’il ne puisse se rappeler les affaires les plus pressantes, ses croyances afin qu’il ne puisse admettre aucune considération opposée. Les descriptions que nous en avons aux âges semi-barbares, alors qu’elle tirait quelque supériorité des habitudes plus simples des gens, montrent le but où elle vise. On dit qu’à Ispahan et dans les autres villes d’Orient, les Khans, ou conteurs, arrivent à dominer leurs auditeurs, les tenant pendant des heures attentifs aux histoires les plus fantaisistes et les plus extravagantes. Le monde entier connaît assez bien la manière de ces improvisateurs, et comme ils sont fascinants dans nos traductions des « Nuits arabes ». Scheherezade raconte ces histoires pour sauver sa vie, et le charme qu’y trouvent la jeune Europe et la jeune Amérique prouve qu’elle l’a bien gagnée. Et qui ne se rappelle dans son enfance quelque Scheherezade blanche, noire ou jaune, que ce talent de conter les exploits sans fin des magiciens et des fées, des rois et des reines, rendait plus chère et plus admirable à un auditoire d’enfants qu’aucun orateur d’Angleterre ou d’Amérique ne l’est aujourd’hui ? La constitution plus nonchalante et plus imaginative des peuples orientaux les rend beaucoup plus sensibles à ces appels à la fantaisie.

Ces légendes ne sont que l’exagération de faits réels, et toutes les littératures contiennent ces hauts éloges de l’art de l’orateur et du barde,