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visent à la beauté, toutes les parties doivent être subordonnées à la Nature idéale, et tout ce qui est individuel doit être exclu, de sorte que l’œuvre soit la production de l’Esprit universel.

L’artiste qui veut produire un ouvrage digne d’être admiré non des amis, des compatriotes ou des contemporains, mais de tous les hommes, et qui paraisse d’autant plus beau aux yeux qu’ils ont plus de culture, doit se dépersonnaliser, n’être l’homme d’aucun parti, d’aucune mode, d’aucune époque, mais celui à travers lequel circule l’âme de tous, comme l’air dans les poumons. Il doit travailler dans l’esprit où nous croyons que le prophète parle, ou que l’ange du Seigneur agit, c’est-à-dire ne pas exprimer ses propres paroles, écrire ses propres œuvres, penser ses propres idées, mais être l’organe par où agit l’esprit universel.

En parlant des arts utiles, j’ai fait remarquer que quand il s’agit de bêcher, de moudre ou de tailler avec la hache, nous ne le faisons pas en nous servant de notre énergie musculaire, mais en amenant la gravité de la planète à s’exercer sur la bêche, la hache, ou la barre. Dans les beaux-arts, les procédés de notre travail intellectuel sont exactement analogues. Nous visons à empêcher notre individualité d’agir. Dans la mesure où nous pouvons rejeter notre égoïsme, nos préjugés, notre volonté, et amener sur le sujet que nous avons en vue l’omniscience de la raison, l’ouvrage se rapproche de la perfection. Les merveilles de Shakespeare sont des choses qu’il a vues tandis qu’il se tenait à l’écart, et qu’il est revenu écrire ensuite. Le but du poète, c’est de recueillir des observations sans but, de soumettre